Le Centre Pompidou présente une grande exposition sur l’œuvre de Suzanne Valadon. La Chambre bleue, qu’elle peint en 1923, se trouve en introduction. Parmi les autoportraits de l’artiste, l’on retrouve cette œuvre, elle y a toute sa place. En effet, Suzanne Valadon représente une femme posée dans l’idées de La Grande Odalisque d’Ingres mais elle n’est pas représentée nue. Le corps lourd, la cigarette dans la bouche, en habits d’intérieurs confortables, nulle admiration, nul jeu de séduction, juste une scène intime. A n’en point douter, l’artiste nous offre, sous les traits d’une autre, un autoportrait, où elle représente et affiche ses idées, sa transgression et sa propre vie intime.

Une artiste en formation
Marie-Clémentine Valadon ouvrit les yeux sur le monde le 23 septembre 1865, à Bessines-sur-Gartempe. De père inconnu, elle est fille d’un lingère, Madeleine Valadon, vivant à Montmartre.
Le quotidien n’est pas aisé. Suzanne exerce déjà une activité professionnelle à ses 11 ans (couturière, blanchisseuse, serveuse et même vendeuse). Pendant quelques temps, elle officie dans les cirques Fernando er Molier en tant que trapéziste, elle posera sur la toile cette période de sa vie avec L’Acrobate ou la Roue (1916).


Âgée de 14 ans, elle devient modèle pour gagner son pain. Sous le prénom de « Maria », elle pose pour de grands artistes : Pierre-Auguste Renoir, Puvis de Chavannes, Jean-Jacques Henner ou encore le jeune Henri de Toulouse-Lautrec. Pendant ses longues séances de poses, elle observe les techniques utilisées et écoute les conseils prodigués. Ce qui devait arriver, arriva : Suzanne prend le pastel et dessine. Posant nue pour des vieux artistes, Henri de Toulouse-Lautrec, son amant, lui aurait dit : « Toi qui poses nue pour des vieux, tu devrais t’appeler Suzanne ! ». Un prénom qui n’est pas évoqué par hasard, il reprend l’épisode biblique de Suzanne et les vieillards. Suzanne a 18 ans, en 1883, lorsqu’il signe de ce nouveau nom un Autoportrait au pastel. La palette est riche, le dessin sévère, précis et sans artifice.

En cette même année, le 26 décembre 1883, Suzanne devient la mère célibataire de Maurice. Nombreux sont les admirateurs de la jeune artiste en devenir, surtout un certain Miquel Utrillo.
Suzanne et Madelaine déménagent, en 1886, dans un immeuble, où Toulouse-Lautrec détient un atelier, elle deviendra à cette époque sa maîtresse. Le jeune artiste la pousse à montrer ses dessins à Edgar Degas qui reconnait son talent et l’accueille dans son atelier. Élève et protégée de Degas, elle apprend l’art de la gravure.
Alors qu’elle apprend l’usage de la peinture à l’huile, elle produit, en 1892, une toile sur un thème qui lui est familier : Jeune fille faisant du crochet. En effet, la jeune Suzanne fut coutière, poussée par sa mère dans ce domaine. L’on y retrouve une technique proche de son Autoportrait de 1883 au pastel, présenté plus haut.
Parallèlement, des changements ont lieu dans vie personnelle : son fils Maurice est reconnu par Miquel Utrillo. Elle épouse un ami d’Erik Satie, artiste avec qui elle avait eu une relation, en 1896 et s’installe en haut de la butte Montmartre, une stabilité financière appréciée par la jeune artiste. Le divorce a lieu en 1909 alors qu’elle au Salon d’Automne de Paris.

Cœur à prendre, Suzanne partage sa vie avec un ami de son fils : André Utter. De ce couple naîtra une œuvre formidable : Adam & Ève (1909). Elle y représente son couple naissant : André représenté en Adam et Suzanne en Ève. L’artiste explore l’un des sujet religieux par excellence mais elle va y apporter une touche personnelle, à la fois amoureuse et érotique. Fort de couleurs contrastées, le couple apparaît en pied. L’ajout tardif de la feuille de vigne sur le sexe masculin vient équilibrer l’œuvre vers un esprit plus romantique, et sans doute plus convenu pour une femme artiste de son époque. Suzanne épouse André Utter en 1914.
Une famille comme modèles

Le talent ne suffit pas, un ou une artiste doit avoir les moyens prendre des modèles pour développer son art. Suzanne n’a pas les moyens et va donc peindre ses proches. Ainsi, en 1912, Suzanne peint Portrait de famille. On y retrouve sa proche famille l’entourant : Madeleine, sa mère, aux traits marqués par le passage du temps ; Maurice, son fils, la main sous le menton s’enfuyant dans sa mélancolie et André, son futur-époux, débout, le regard vers l’extérieur du cadre comme pour surveiller les affaire de la famille, dont il est le gestionnaire ; seule Suzanne semble regarder le spectateur de l’œuvre, au centre de cette famille et en liant toutes les parties.

L’artiste va représenter d’autres membres de la famille, comme sa nièce Marie Coca et sa fille Gilberte (1913). Œuvre intéressante et surprenante à la fois qui semble glisser vers le spectateur grâce à son sol. La différence de taille entre les personnages raconte le difficile passage de l’enfance à l’âge adulte : la fillette regarde le spectateur alors que la femme adulte détourne le regard. Suzanne offre un clin d’œil à son ancien maître Edgar Degas en reproduisant son œuvre Répétition d’un ballet à l’Opéra (1874), sur le mur auprès de sa nièce.
Suzanne représente également une autre partie de sa famille, celle du côté de son mari : La Famille Utter (1921). Les deux sœurs d’André y sont peintes, Germaine et Gabrielle, tout comme leur mère. Le contraste est saisissant entre Germaine, entourée de fleurs et le corps penché, et les deux autres femmes, à l’allure austère et raides dans leur position. Peut-être que cela marque une différence de perception ou de proximité avec l’artiste.

Parallèlement à cela, l’artiste réalise en 1926, un portrait lumineux, gracieux : Germaine Utter devant sa fenêtre.


Le membre le plus important de sa famille reste son fils. Confié à sa grand-mère, le garçon souffre. Il séjourne à l’asile puis sombre dans l’alcool, le menant à la violence et à des crises de démence. Sa mère voit du talent dans son trait et le pousse à suivre ses pas dans une carrière artistique. Son talent sera plus tard reconnu et sa carrière sera belle. Dans une atmosphère de chaleur, Suzanne peint son fils le pinceau à la main et le pouce dans sa palette.
L’exploration par le portrait

Alors que la notoriété de Suzanne Valadon naît, elle expose dans des galeries et on collectionne ses œuvres. Des portraits vont lui être demandés par des personnes de la bourgeoisie dont certains sont ou deviendront ses amis. Elle cherche à saisir l’âme de ces personnes tout en les idéalisant et en faisant passer quelques critiques. En 1922, l’artiste réalise le Portrait de Madame Lévy. Valadon l’évoquera comme étant sa meilleure œuvre. A l’observation de l’œuvre il est aisé d’en comprendre les raisons : l’exposition d’un faste bourgeois fait de drapés et de contrastes très travaillés, le mobilier qui bien que paraissant simple ne l’est pas et plus encore la sobriété de la robe noire et son expression de calme saisi le spectateur.

Dans la même veine, l’artiste peint sa gouvernante anglaise. Elle se nomme Lilly Watson, symbole de la réussite de l’artiste qui peut se payer ses services. Il est à remarquer la présence du chat Rominou et d’une poupée que l’on retrouve dans certaines œuvres. Parallèlement, dans la continuité du Portrait de Madame Lévy l’on peut poursuivre le tour d’un intérieur bourgeois. Elle représentera également son élève Germaine Eisenmann dans le même fauteuil.
Parmi ses portraits figure Louis Moysès. Figure de son époque, il est le fondateur du Bœuf sur le toit, un cabaret parisien où l’on peut parfois croiser Pablo Picasso, André Breton et notre chère Suzanne Valadon.


Dans le temps et hors du temps, Suzanne Valadon figurera parmi les proches de Marie Laurencin, ou les compositeurs Erik Satie et Maurice Ravel. N’oublions pas Le Docteur Robert Le Masle dont l’artiste produira un portrait jamais terminé qui restera auprès d’elle jusqu’à sa mort, sans doute par fidélité ou proximité dans cette amitié. L’œuvre est surprenante. Le Docteur est assis sur un fauteuil, recouvert d’un drapé très coloré, entouré de nombreux tableaux posés accoudés les uns aux autres pour rappeler sa passion de l’art et le fait qu’il soit collectionneur. La toile n’est pas achevée mais, étonnement, elle le parait.
Peindre la nature
« La nature a une emprise totale sur moi, les arbres, le ciel, l’eau et les êtres, me charment », tels sont les mots de l’artiste pour expliquer son engagement dans la peinture.
Natures mortes et paysages sont importants dans son œuvre, elle s’inscrit ainsi dans un art plutôt réservé au genre féminin. La Boite à violon peint en 1923, nous livre une partie de l’intimité de l’artiste au travers d’objets qui appartiennent vraisemblablement à l’artiste. On y retrouver également une de ses œuvre « importante » : Le Lancement du filet. La couleur y est mise en scène et fait montre du grand talent de l’artiste. Le linge rouge sur lequel est placé le violon contraste avec l’intérieur bleu de la boite et encore plus avec le reste de l’œuvre qui apparait plus terne bien que vivant, chaleureux.


Dans la maturité de l’artiste, les fleurs vont avoir leur place dans des portraits en second plan mais également en premier plan, en sujet. Elle peint souvent des Bouquet de fleurs dans son atelier vers la fin de sa vie et en offrira à ses amis. Outre les fleurs représentés dans de vives couleurs, le reste de la toile restera fort simple et même classique ou limité pour que le regard se fixe seulement sur le bouquet.

Suzanne peint également des paysages. En 1914, alors qu’elle se marie avec André Utter, elle peint une série sur la forêt de Compiègne. Étrange œuvre qui ressemble énormément à une photographie dont elle use des codes. La vision des arbres au-dessus d’un chemin : le vert foisonne, il est dense, épais avec un dégradé de verts plus lumineux, qui donne presque au spectateur à sentir la caresse de l’air ou d’un faible vent.
Autre œuvre formidable : Nature morte (1920). Sur un tissus brodé, rapporté d’Ouzbékistan par son mari, l’artiste dispose un ensemble d’objet du quotidien : un cyclamen dans son pot en terre place sur un carreau, un vase contenant des fleurs et des branches de fougères, un cruche et surtout un plat en étain contenant des fruits. L’ensemble semble désorganisé mais ne l’est sans doute pas, peut-être est-ce là une nouvelle métaphore que nous offre l’artiste ?

Le nu féminin et masculin
Classique et moderne, avec La joie de vivre, le paysage arcadiens de Poussin, Chavanne, Degas, Renoir est habité par des femmes qui ne sont pas dans des positions exprimant séduction, sensualité ou désir mais dans une scène naïve. L’artiste explore le thème des baigneuses en y ajoutant un nu masculin qui observe le spectateur voyeur. Cet homme n’est autre que son amant de l’époque, 1911, André Utter qu’elle épousera. La maîtrise de la couleur, de la nature, du corps de l’homme donne une puissance à l’œuvre transgressive.


Suzanne fut modèle, peindre des nus n’est donc pas assortie d’une véritable transgression pour elle. Dans La Petite fille au miroir (1909), elle représente une scène quotidienne de la vie d’une mère et de sa fille. La pièce et son mobilier est un jeu de couleur et de contraste au service du petit corps qui ressort et se trouve accentué par les traits noirs des contours. Le miroir est également présent dans l’œuvre comme il le sera dans d’autres pour évoquer le passage du temps sur le corps.
Un perspective plongeante nous invite à approcher de Catherine nue allongée sur une peau de panthère (1923). Catherine est la domestique de Valadon, elle la représente avec une peau aux couleurs d’une large palette, renforcée par le trait noir. Le vase est le même que dans la nature morte au violon, l’on entre donc dans l’intérieur de l’artiste. La posture du modèle est à la fois effrontée, équivoque et innocente. La fatigue se ressent autant que la satisfaction.

Présentée au Salon des Indépendant de 1914, Le lancement du filet est une œuvre incontournable de Suzanne Valadon. Au premier regard, trois personnages … il n’y en a, en fait, qu’un seul : André Utter lançant un filet dans plusieurs mouvements. Le talent de coloriste de l’artiste est mis au service du contraste formulé par le corps masculin. L’œuvre est une mise en avant féminine de la beauté du corps masculin.

Le nu occupa une place important dans les sujets de prédilections de l’artiste. Ainsi, elle va se portraiturer : Autoportrait au seins nus (1931), elle est alors âgée de 66 ans. Elle ne s’idéalise pas, elle offre au spectateur sa propre vérité avec des traits sévères, des lèvres crispées, un portrait en total opposition avec son Autoportrait au pastel réalisé en 1883.
Victime d’un AVC, entourée de ses amis peintres Pablo Picasso, André Derain et Georges Braques, Suzanne Valadon quitte le monde le 7 avril 1938, à Paris.
