Le spectateur de tout œuvre pourra être tenté d’analyser l’œuvre avant de la voir réellement. En effet, la sensibilité et les émotions du spectateur sont recherchés dans toute œuvre d’art. Chacun aura sa vision, sa quête face à une œuvre … la recherche de la comparaison s’effectuera presque systématiquement et c’est ce que le musée d’Orsay a proposer avec son exposition croisée sur Manet et Degas.
Artiste dans son atelier (1878), Edgar Degas
Les deux artistes sont connus et reconnus et ils le furent déjà par leurs contemporains. Manet est reconnu par ses pairs comme le chef d’un nouveau mouvement : l’impressionnisme. Degas est aussi un acteur du renouveau artistique mais le classer comme impressionniste est sans doute difficile, il aura son style, cherchera à tous prix le réalisme d’une situation avec un petit flou.
En bateau (1874), Édouard Manet
Parcours croisés et amitiés
Édouard Manet naquit le 23 janvier 1832 à Paris. Edgar Degas naquit le 19 juillet 1834 à Paris. D’une classe sociale similaire et plutôt favorisée, l’on peut aisément faire le parallèle entre ces deux hommes issus d’une même époque. Dans leur jeunesse, les deux hommes ont pu fréquenter le Musée du Louvre. De ce fait naîtra l’idée qu’ils se furent rencontrés pour la première fois au Louvre.
Les années 1830 sont marqués par le mouvement plutôt finissant du néo-classicisme, d’un goût prononcé pour le retour à l’antique, qui tranche avec les excès du rococo. Ce mouvement tend à être remplace par le romantisme qui, d’origine anglaise, va placer le sentiment avant la raison, cherchant le fantastique, le rêve dans une passionnée mélancolie.
Dans son contexte de rupture, les deux artistes en devenir quittent des études qui ne leur conviennent pas pour l’art … Edgar rentre à l’École des Beaux-Arts et se forme avec Louis Lamothe, Édouard entre dans l’atelier de Thomas Couture.
Dans leurs ateliers respectifs, leur formation passe par la copie des grands maîtres ainsi que par un certain nombre de voyage, notamment en Italie où ils pourront découvrir nombre d’œuvres et de monuments.
La pêche (1862), Édouard Manet
Pour se faire connaître dans la France de cette époque, l’artiste débutant doit exposer au Salon, qui n’est autre qu’une exposition du travail des artistes de l’époque exposé à la vue de milliers de visiteurs, de journalistes et d’amateurs d’art. N’oublions pas que c’est aussi la possibilité d’être repérer par l’État et d’obtenir des commandes publiques. Manet intègre le Salon en 1861 et Degas en 1865.
Au Salon de 1865, Édouard Manet va faire scandale avec Olympia. L’œuvre représente une prostituée qui s’inscrit dans la tradition du nu féminin. Cependant, les allusions érotiques, la servante de couleur apportant le bouquet d’un éventuel amant seront vu comme une provocation et une rupture avec la morale de l’époque. À notre époque, c’est surtout le talent de coloriste de l’artiste, la finesse du détail ou encore l’énergie dégagée et les ombres qui restent dans les esprits …
Olympia (1863), Édouard Manet
Une sourde rivalité apparaît entre les deux hommes dont l’art est différent, notamment dans les portraits. Le portrait est une composante affirmée de l’art du Second Empire, ce faisant tout artiste en réalise pour faire du profit et se faire connaître du grand monde. Degas et Manet exerce surtout cet exercice à titre privé. Deux visions très différentes se font face … Édouard Manet aura une vision académique du portait : la personne représentée est le centre, la pièce maîtresse de l’œuvre, parée de ses plus beaux atours et dans des rigides.
L’amateur d’estampes (1866), Édouard Manet
Pour sa part, Edgar Degas veut que le portait entre dans la vie du personnage, sans artifice dans une pose familière avec des expressions qui représentent la personnalité et qui montre la vérité de chacun et non pas, comme Manet, magnifier le sujet. Dans l’œuvre ci-dessous, l’on découvre une femme relayée en bordure d’œuvre ce qui ne correspond pas aux canons du portrait, mais qu’importe pour Edgar qui engagé dans un réalisme à toutes épreuves.
Femme accoudée près dans vase de fleurs (1865)
En allant encore plus loin, Manet présente au Salon une œuvre d’inspiration empruntée à Gustave Courbet : La Femme au perroquet. L’œuvre répond aux canons du portrait des anciens maîtres. Degas sera inspirée par cette œuvre qu’il va rendre mystérieuse en peignant une jeune fille voilée de bleu et entourée de deux ibis dont la signification semble assez abstraite …
Femme aux ibis (1867), Edgar Degas
L’on sait que les deux artistes se fréquent au cours de ces 1860-1870. Pour preuve, en 1868, Degas peint le couple Manet dans son appartement avec Madame au piano …
Monsieur et Madame Manet (1868), Edgar Degas
Édouard y aurait vu sa femme enlaidie et en aurait coupé sa représentation (à droit du tableau ci-dessus). Degas ayant vu le saccage de l’œuvre reprendra son tableau et le conservera. Serait-ce un élan de rivalité qui pousse Manet à saccager l’œuvre ou simplement une expression trop réaliste de son épouse ou encore une admiration trop grande de son rival ? Édouard réagira au tableau d’Edgar qui lui déplu en peignant son épouse au piano … l’œuvre restera dans le petit-salon ou les époux Degas seront longtemps reçus …
Madame Manet au piano (1868-1869), Édouard Manet
Degas et Manet impressionnistes ?
Les deux artistes vont fréquenter un lieu d’importance dans l’évolution de leur art : la Salon des Morisot. L’égalité des sexes et une expression qui n’est pas limitée par les convenances permet à chacun de se confronter à l’autre et de pouvoir se construire. Les Morisot poussent leurs filles à la peinture : Berthe et Edma, elles exposent au Salon en 1864. Berthe est au centre de l’attention, elle fréquente les deux hommes et finit par épouser, en 1874, le frère d’Édouard : Eugène Manet.
Eugène Manet (1874), Edgar Degas
Édouard et Edgar vont pousser Berthe à devenir une de leurs pairs. Savaient-ils qu’elle allait devenir une figure centrale du courant artistiques qu’ils sont en train de faire naître ?
Berthe Morisot au bouquet de violettes (1872), Édouard Manet
Alors que l’époque est sur le point de basculer avec la fin du Second Empire et la Commune de Paris, l’insouciance est visible dans l’essor du cheval et de ses courses qui attirent la bonne société.
Les deux artistes y prendront part avec la représentation de ce théâtre de la société. Édouard choisit de représenter l’action et le mouvement dans toute sa superbe.
Les courses du bois de Boulogne (1872), Édouard Manet
Dans le même temps, Degas peint quelque chose de plus figé même les détails de l’action d’arrière-plan y est fortement présent.
Champ de course (1871), Edgar Degas
Les évènements s’accélèrent et déjà Manet y prend part en dénonçant ou en mettant en évidence des évènements ou des positions de l’époque comme lorsqu’il représente l’exécution de l’Empereur du Mexique en 1867, l’œuvre ne sera jamais exposée car jugée trop explicite.
L’exécution de Maximilien (1867-1868), Édouard Manet
À la même époque, Edgar Degas est parti à La Nouvelle Orléans où il est face à une autre société et à des mœurs différents et notamment l’esclavage qui vient à peine d’être aboli … Il va réaliser une œuvre que je trouve formidable et qui montre le quotidien d’un bureau de coton.
Portrait dans un bureau (1873), Edgar Degas
En 1873, Claude Monet offre au monde une de ses plus belles œuvres : Impression, soleil levant, le courant impressionniste était né. Plus globalement, ce mouvement implique un certain nombre d’artistes, l’on peut retrouver des caractéristiques communes comme : le travail rapide, le plein-air, un esprit de modernité, une esthétique renforcée de couleurs vive mais surtout l’expression sincère de la réalité.
Degas sera sans doute l’un des chefs de files de cette peinture qui rompt avec la rigidité des mouvements antérieurs. Edgar peint le plein-air et y choisit, dans l’œuvre ci-dessous, un élan de liberté avec celui de la plage, loisir si cher à la bonne société de l’époque.
Scène de plage (1875), Edgar Degas
Manet quant à lui cherche à rester en marge de ce mouvement, sans doute considérant ce mouvement comme un effet de mode, mais certaines de ces œuvres iront tout de même dans le sens de l’impressionnisme vers lequel il aura tendance à glisser. Lorsqu’Édouard représente la famille Monet dans un jardin, il use d’un réalisme et d’un esthétisme qui se rapproche de celui de Claude Monet.
La Famille Monet au jardin (1874), Édouard Manet
L’impressionnisme est un énième sujet de rivalité entre les deux hommes, même si ils possèdent nombre d’idées pouvant devenir communes.
Représenter la « parisienne » ?
Représenter la parisienne, c’est représenter Paris et représenter Paris, c’est représenter le monde. Un monde rêvé ou peut-être fantasmé, un monde où la mode est synonyme d’élégance de sophistication.
Tantôt femme du grand monde, tantôt femme du petit peuple, la parisienne incarne un idéal. Idéal de liberté, de force, de séduction, de style, d’allure, la parisienne fait rêver et il semble assez évident qu’elle soit une source d’inspiration pour nombre d’artistes.
Les deux artistes vont représenter la parisienne mais une nouvelle fois on y découvre une véritable différence des plus notable. Edgar représente la parisienne dans son ouvrage dans son style et son allure quotidienne. Il s’intéresse à la repasseuse et à son bâillement lié à l’effort de son ouvrage mais également à d’autres scènes comme à des prostituées aux mimiques caractérisée à la terrasse d’un café.
Repasseuses (1884-1886), Edgar Degas
Comme à son habitude, Manet est plus modéré dans la représentation et laisse ses personnages figés, les poses sont certes plus naturelles que dans ses œuvres précédentes mais la vivacité des personnages est un peu manquante.
La serveuse de bocks (1878-1879), Édouard Manet
Le contraste entre les deux artistes est saisissant lorsqu’ils font le choix de représenter la parisienne dans un même bistrot, le café de la Nouvelle Athènes, et avec le même modèle, l’actrice Ellen Andrée. La femme de Degas est portée par sa douce et infinie mélancolie, sa lassitude perdue dans son verre d’absinthe, peut-être représente-t-elle la parisienne du grand monde …
L’absinthe (1875-1876), Edgar Degas
La parisienne de Manet semble beaucoup plus moderne avec ses couleurs très lumineuses, le rose pâle des impressionnistes, malgré son élégance elle paraît ivre, absorbée dans ses pensées et surtout cigarette à la main.
La prune (1877), Édouard Manet
Représenter le nu et le bain ?
De toutes les époques, de l’antiquité à l’époque moderne en passant par la Renaissance, le nu est intemporel. Le nu est une étape importante dans l’apprentissage du dessin et sans doute dans la structuration des formes.
Le nu est la destination finale de l’idéalisation des corps. L’esthétique a toujours eu son importance, la pose se faisant dans des mouvements avantageux. Manet et Degas vont rompre avec cette idée classique du nu en y introduisant le réalisme, le quotidien avec deux femmes au tub. Le tub est le bac dans lequel on fait sa toilette à l’époque des artistes. Cette représentation permet encore une fois de voir les similitudes et les divergences des deux artistes.
Manet nous fait vivre un nouveau moment suspendu, l’on peut se sentir quelque peu voyeur en voyant la scène empreinte d’une simplicité voulue par l’artiste, l’on sent également la surprise de la femme qui se sait vue.
Femme dans un tub (1878), Édouard Manet
L’œuvre de Degas fait partie d’une suite et l’on pourrait penser à une nature morte. La femme ne nous regarde pas l’on peut imaginer qu’elle ne nous voit pas. La pudeur, la délicatesse et la douceur sont mise en avant dans une œuvre au l’émotion est présente pour le spectateur. Elle est renforcée par la lumière qui vient renforcer la beauté de la femme dans la blancheur de sa peau.
Le Tub (1886), Edgar Degas
Édouard Manet décède en 1883. Edgar Degas laisse transparaître toute son admiration pour son vieux rival et complice. Il n’aura de cesse de faire reconnaître l’œuvre de Manet en favorisant, par exemple, l’entrée d’Olympia au Louvre en 1890. Entre 1881 et 1897, il aura eu la patience de ressemble 80 œuvres de Manet, l’amitié aura donc prit le pas sur la rivalité. En 1917, Edgar Degas rejoint son ami et rival dans la mort.
Nana (1877), Édouard Manet